LA TRAGÉDIE DES APPARENCES

Le roman s’ouvre sur une scène glaçante : celle d’une famille, la mère, le père, l’enfant dans sa chaise haute, empoisonnés. La mère et l’enfant sont morts. Le père est évacué, en urgence, entre la vie et la mort. La mère de famille est l’empoisonneuse. Et l’on comprend d’emblée que ce geste désespéré est la conséquence d’un autre drame, le seul drame de la vie de cette femme mais « suffisamment fort pour passer à l’acte »

Passé ce préambule choc, l’auteure remonte le cours du temps et nous ramène, avec ses personnages, au temps de l’innocence. Avant le drame. Avant la descente aux enfers. Avant l’inéluctable meurtre. 

Marie et Laurent forment un couple heureux, de ceux que l’on qualifie même d’idéal. Leur bonheur est parfait, leur vie maîtrisée. D’ailleurs, Marie « n’a jamais éprouvé la sensation de perdre un seul instant la maitrise de sa vie. » Elle travaille dans une banque comme gestionnaire de patrimoine ; il est avocat dans un grand cabinet où il gère divorces et successions. Ils habitent le 11ème arrondissement. « Marie est consciente qu’elle n’a jamais eu besoin de lutter pour s’en sortir (…) Elle ne peut réellement comprendre les dérives de l’âme. » Quand ils décident d’avoir un enfant, Marie se représente aussitôt le tableau idéale de la famille parfaite : les repas du dimanche chez ses parents, les promenades au Jardin du Luxembourg, elle en mère aimante et attentionnée… 

Mais cette vie trop lisse et trop parfaite se fracasse en quelques minutes, un vendredi soir, dans la voiture de son directeur général : « Au coeur de la nuit, face au mur qu’elle regardait autrefois, bousculée par le plaisir, le malheur du bas lui apparait telle la revanche du destin sur les vies jugées trop simples. » Le malheur du bas est un viol. Minutieusement, douloureusement, crûment décrit sur cinq pages. Et après ce viol, « Marie ne se dit pas que c’est fini. Elle sait que ce n’est que le début. » Et dès la première personne croisée dans son immeuble, elle sait aussi, déjà, « qu’elle est en train de dissimuler le mal, qu’elle ne dira rien, que personne ne sera jamais au courant de cette agression.«   Son mari dînait avec un client ce soir-là. Marie se douche, se couche, fait semblant de dormir lorsqu’il rentre. Elle « sait qu’elle va devoir faire semblant de vivre et de dormir pendant de nombreux jours. »

Et la vie reprend son cours dès le lendemain matin. Tout juste Marie semble-t-elle un peu fatiguée, un peu absente. Elle part travailler, déjeune avec un collègue, rentre se préparer avant d’aller dîner chez un couple d’amis. Lui est gynécologue, il fait le récit terrifiant d’une jeune fille battue et violée par son père. Marie voudrait « hurler qu’elle aussi s’est fait violer par son patron » mais « elle ne se sent pas assez courageuse. Elle a peur de tout détruire, de perdre son mari et ses amis, qu’on la juge, qu’on la soupçonne de mentir, d’exagérer. Elle renonce. » Elle se sent sale et honteuse, même si c’est elle la victime. Alors elle se tait.

Même chose chez ses parents, tout à la joie d’apprendre que Marie et Laurent envisage d’avoir un enfant… Le tableau familial reste idyllique – en apparence : « dans ce tableau sans défauts visibles, il faut s’arrêter sur les détails. Personne n’a l’idée de le faire. Ils préfèrent la douce et rassurante surface des sentiments, lisse et souple, ne surtout pas discerner les taches noires, les dysfonctionnements. » Et Marie se retrouve prise au piège du mensonge de l’idéalisme. Et même si tout devient de plus en plus compliqué au fil des jours, la vie continue, sans trêve, sans répit, sans concession. Marie a choisi le silence et elle en paye le prix, à chaque instant. 

Et comme si le malheur du bas, la douleur intime, la souffrance psychologique ne suffisaient pas, Marie tombe enceinte. Son mari est fou de joie ; elle est anéantie, persuadée au plus profond d’elle-même que cet enfant est le fruit de son viol. Mais là encore, pour ne pas troubler l’image du bonheur parfait, elle se tait encore, sourit, accouche, tente de tenir sa place de mère et « chacun tient son rôle dans cette comédie absurde. » La honte, toujours la honte, omniprésente, envahissante, paralysante. 

Et l’on assiste, aussi impuissants que Marie, malgré son impression de maîtrise, à sa descente aux enfers : « elle est l’actrice principale. Elle est la victime qui sait tout. Jamais elle ne laissera son histoire être entièrement dévoilée. Elle ne mérite pas de tout perdre maintenant. » Elle s’accroche à cette idée, désespérément. Mais « l’espace du mensonge se referme sur elle« , elle est piégée dans un engrenage terrible, celui de devoir « tout dissimuler derrière les apparences« , continuer comme si de rien n’était. Jusqu’à l’impossible. Jusqu’au jour où elle se dit qu’elle doit « arrêter l’histoire elle-même » et que son geste n’en sera que la fin logique.

Magistralement construit, implacablement mené de bout en bout, le premier roman d’Inès Bayard se lit comme un thriller conjugal et familial, aussi réaliste qu’effarant, aussi bouleversant qu’oppressant, aussi ténu que puissant. L’écriture est précise, ciselée, crue, les mots choisis, brutaux, exacts, pour dire la douleur, le mensonge, le déni, la violence, l’incompréhension, l’aveuglement : ils sont les mots que Marie ne parvient pas à prononcer, les mots étouffés qu’elle retient en elle jusqu’à ne plus envisager que la mort pour s’en délivrer. « Elle était enfin devenue la femme de la situation. Une de celles qui parviennent à maîtriser leur propre histoire.« 

VOIR, ICI, C’EST AUTRE CHOSE

« Paula s’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c’est le grain de la peinture qu’elle éprouve. Elle s’approche tout près, regarde : c’est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s’immobilise, allonge le bras dans l’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l’oiseau, et tend l’oreille dans le feuillage.»


Après le bouleversant et magnifique Réparer les vivants, Maylis de Kerangal nous invite avec ce nouveau roman à porter un autre regard sur les arts, sur les autres et le monde qui nous entoure. Le récit s’ouvre sur les retrouvailles de Paula, Jonas et Kate, qui ont fait ensemble leurs études à l’Institut de Peinture de Bruxelles quelques années auparavant. On sent d’emblée que cette période a été davantage qu’un temps d’étude et qu’ils ont appris et partagé bien plus que des cours et des techniques. Et nous revenons à ces mois fondateurs, à l’origine de ce parcours initiatique en suivant Paula qui, sur un coup de tête, a décidé de s’inscrire à cette session de quelques mois en Belgique pour apprendre un genre très particulier de peinture : pas celle qui est enseignée aux Beaux-Arts mais la peinture de décors, l’art de l’illusion, la peinture du trompe-l’œil, définie par l’austère directrice de l’établissement comme « la rencontre d’une peinture et d’un regard« .

La formation dure 6 mois. Un automne et un hiver.  D’abord les bois, puis les marbres, les pierres semi-précieuses, le dessin et la perspective, les moulures et les frises, les plafonds de style et les patines, la dorure et l’argenture, le pochoir, et enfin le lettrage publicitaire. La décision de Paula surprend tout le monde, ses parents surtout, tant les exigences de cette formation semblent à l’opposé de son dilettantisme. « Elle a la rage, ou quoi ? (…) La rage, pas encore. Peut-être simplement l’idée de secouer la vie. »

Au fil de son apprentissage, c’est en effet toute sa vie qui va être bouleversée parce que son regard va changer. « Elle apprend à voir. Ses yeux brûlent. Explosés, sollicités comme jamais auparavant, soit ouverts dix-huit heures sur vingt-quatre (…) Car voir, sous la verrière de l’atelier de la rue du Métal, défoncée dans les odeurs de peinture et de solvants, les muscles douloureux et le front brûlant, cela ne consiste plus seulement à tenir les yeux ouverts dans le monde, c’est engager une pure action, créer une image sur une feuille de papier, une image semblable à celle que le regard a construite dans le cerveau. Pour autant, il ne s’agit pas de voir dans le détail et avec précision (…), il ne s’agit pas seulement de reproduire la réalité, d’en donner un reflet, de la copier. Voir, ici, c’est autre chose. (…) Le trompe-l’œil est bien autre chose qu’un exercice technique, bien autre chose qu’une expérience optique, c’est une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l’illusion et peut-être même – c’est le credo de l’école – l’essence de la peinture. »

La formation est tellement intense et hors du temps qu’il est difficile, une fois le diplôme obtenu, de revenir à la vie réelle. « Il leur fallait maintenant sortir de l’atelier comme on sort de l’enfance, retrouver le dehors, retourner dans un monde qu’ils avaient déserté sans s’en apercevoir. Tout était modifié pour toujours. »

Après quelques mois de latence, comme si elle avait besoin d’intégrer et de laisser infuser tout ce qu’elle a vu, observé, appris, Paula s’envole pour Turin grâce à Alba, une ancienne camarade de l’École de Peinture. Il s’agit de la préparation d’une exposition pour le Musée des Antiquités égyptiennes. Sa participation sera modeste, il s’agira juste de réaliser des fonds. Mais c’est une première étape. S’ensuivent d’autres chantiers en Italie, divers et plus ou moins intéressants mais qu’importe, elle peint, rejoignant « la cohorte des travailleurs nomades » qui « ont tendance à tout prendre de peur qu’on les oublie, de peur qu’on les blackliste« . Mais cette vie se révèle vite épuisante et elle rentre faire une pause à Paris. Avant de repartir pour un chantier en Italie qui va l’emmener, au hasard d’une rencontre, dans les studios de la Cinecittà pour les décors d’un film de Nanni Moretti…

De loin en loin au gré de ses pérégrinations, Paula tente de garder le contact avec ses amis de l’École, Kate et Jonas, comme pour se raccrocher dans les périodes difficiles aux moments d’entraide, d’échange et d’espoirs de leurs mois d’apprentissage. Et c’est de Jonas que viendra le chantier le plus incroyable qu’elle puisse imaginer, le « fac-similé ultime » : la réplique de la grotte de Lascaux. Paula hésite mais finit par accepter. Ce chantier, ce n’est rien de moins que « l’occasion d’être préhistorique« .

Comme à chacun de ses romans, Maylis de Kerangal nous transporte et nous éblouit par sa passion du détail, son exploration minutieuse des sujets qu’elle aborde et la richesse du vocabulaire employé. Et là où d’autres pourraient ennuyer ou perdre le lecteur par la profusion des termes et la longueur des phrases, l’écriture vivante, musicale, souple de l’auteure parvient à éviter ces écueils avec brio. Maîtrisant elle aussi l’art du trompe-l’œil – littéraire –, elle parvient par ses mots à donner corps, volume et existence à ses personnages et aux décors. Lorsqu’elle décrit les matières, les couleurs, les formes, celles-ci prennent vie par sa plume et nous les voyons apparaitre à travers les mots, comme si nous pouvions les toucher du doigt.

Son imagination de romancière alliée à ses qualités d’orfèvre des mots nous montrent, une fois encore, que les plumes d’écrivains, comme les pinceaux, « sont des outils pour refaire le monde » en nous donnant à le voir autrement.


Maylis de Kerangal est l’auteure de cinq romans aux Editions Verticales, notamment Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (Prix Médicis 2010) et Réparer les vivants (2014) qui a reçu dix prix littéraires, a été adapté au cinéma et dont vous pouvez lire la chronique iciDES VIES TANGENTIELLES

Elle a également publié trois récits dans la collection « Minimales » : Ni fleurs, ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012) et À ce stade de la nuit (2015).

LONDON CALLING

L’Hiver du mécontentement, c’est ainsi que le journal le Sun qualifia l’hiver 1978-1979, où des grèves monstrueuses paralysèrent des mois durant la Grande-Bretagne. Voici venir l’hiver de notre mécontentement, ce sont aussi les premiers mots que prononce Richard III dans la pièce de Shakespeare. Ce personnage, la jeune Candice va le jouer, dans une mise en scène exclusivement féminine. Entre deux tournées à vélo pour livrer des courriers dans un Londres en proie au désordre, elle cherchera à comprendre qui est Richard III et le sens de sa conquête du pouvoir. Au théâtre Warehouse, lors d’une répétition, elle croisera une Margaret Thatcher encore méconnue venue prendre un cours de diction et déjà bien décidée à se hisser à la tête du pays. Elle fera aussi la rencontre de Jones, jeune musicien brutalement licencié et peu armé face aux changements qui s’annoncent.

« C’est le début de son rôle. L’ouverture de Richard III. Candice tient le rôle-titre dans une compagnie semi-professionnelle composée uniquement de filles. Voici venir l’hiver de notre mécontentement, changé en été de gloire par ce rejeton de York ! Elle ne sait pas encore à quel point cela va être vrai, dans quelques mois seulement. On est comme au début d’un roman en ce commencement d’automne 1978, quand l’histoire est déjà entamée, qu’elle vient de plus loin, comme en dehors d’elle, mais qu’on ne sait pas encore où elle va ni comment les choses vont se nouer exactement. À ce stade de l’histoire, personne ne sait trop bien ce qui peut encore arriver.« 

Dans Il était une ville, le personnage principal était une serveuse, prénommée Candice.

Dans L’Envers du monde, il y avait encore une Candice, jeune femme de 20 ans que l’on découvrait à New-York deux ans après les attentats du 11 septembre.

La Candice de L’Hiver du mécontentement a aussi 20 ans, mais elle vit à Londres. Nous sommes à la fin des années 70 et pour payer ses cours de théâtre, elle livre à vélo des lettres, des plis et des colis. Nous la suivons dans ses tournées périlleuses à travers une ville pleine de poubelles qui s’entassent et d’embouteillages monstres à cause de la grève des transports. « Toute l’Angleterre était au bord d’une espèce de précipice en 1978. Les gens n’étaient pas d’accord sur ce qu’il convenait de faire pour sortir d’une situation qui était à la fois une honte pour le pays et une peur pour soi. Mais il fallait faire quelque chose. On ne peut pas rester longtemps à battre des bras en l’air au bord d’un précipice. L’idée générale, c’est qu’il fallait sauter. »

L’Angleterre se trouve alors dans ces années 78-79 à une période charnière de son histoire, entraînant, semble-t-il le reste du monde à sa suite. En cet « hiver du mécontentement », le pays bascule dans la crise et l’Empire colonial cède peu à peu sa place à la société mondialisée, dominée par la finance que nous connaissons aujourd’hui et qui ne cesse d’étendre son hégémonie. « En cet automne 1978, l’Angleterre et sa presse se racontent l’histoire d’un pays en crise, d’un empire sur le déclin. Les dernières colonies britanniques prennent leur indépendance les unes après les autres. Le chômage de masse est en train d’apparaitre. Le travail ne sera plus jamais léger. » Malgré la situation déjà compliquée, les prémices de la révolte, comme souvent, sont porteurs d’espoir : « Le chaos, c’est quand tout devient possible. Personne n’est assez malin pour maitriser ça, sauf peut-être le diable »…

 « Now is the winter of our discontent ! »–  Voici venir l’hiver de notre mécontentement

Ces mots sont les premiers de la pièce Richard III de Shakespeare. Ils ont inspiré au « Sun » la qualification de ce moment de l’histoire de l’Angleterre et à Thomas B. Reverdy le titre de son roman. Ils sont le lien entre les événements qui secouent le pays et les répétitions de la pièce auxquelles participe Candice qui en a le rôle-titre. Le parallèle entre la pièce et la situation de l’Angleterre est absolument fascinant tant il y a de résonnances à quatre siècles de distance, avec une réflexion passionnante et édifiante sur la violence et le pouvoir. « Richard III n’a pas envie d’être roi. Il a envie de faire mal. Il a envie de les humilier et de les faire souffrir. Il a envie de savoir jusqu’où va le pouvoir qu’il peut prendre sur les autres. Il ne cherche pas un état ou une position. Ce n’est pas une position, le pouvoir. – C’est une relation. Comme l’amour ou la haine. – En fait, c’est l’amour et la haine réunis. C’est cela, le pouvoir.« 

Le cheminement de Candice à travers la ville, sur son vélo, et dans ses cours de théâtre, trace un portrait géographique, social et économique d’une Angleterre en pleine mutation, dont les bouleversements ont engendré le monde dans lequel nous vivons. Et nous assistons à l’ascension de la Dame de fer avec des méthodes de communication qui n’ont rien à envier aux techniques des politiques d’aujourd’hui…

L’énergie, la rage, la détermination de la jeune femme animent le roman ; en elle s’expriment l’espérance, la promesse de meilleurs lendemains, le désir de continuer à se battre toujours pour les causes auxquelles on croit.

L’écriture limpide, sensible et vive de Thomas B. Reverdy nous rappelle que « les romans, on dirait qu’ils sont faits pour imiter la vie qu’on a à l’intérieur » et nous entraine au rythme de la musique de l’époque qui ouvre chaque chapitre, que l’on entend à chaque page, des Pink Floyd à David Bowie en passant par The Sex Pistols, The Clash, Joy Division, Marianne Faithfull ou The Cure.

Et l’on rêve avec Jones « d’une musique qui serait comme la vie changeante et imprévisible. Une musique qui n’aurait pas de mouvements connus à l’avance, pas de rythme fixé ni de rupture attendue. Une musique qui ne mentirait pas, où les instruments seraient comme des gens qui se croisent et se rencontrent pas hasard, se côtoient sans se voir et se quittent sans se comprendre. Des gens qui vivent et qui meurent, ignorants des autres comme du monde (…), d’une musique sans début, sans milieu et sans fin, qui prendrait la vie en route et comme elle vient, et se laisserait guider par les improvisations du destin. Une musique qui raconterait le monde ou un petit bout du monde, les gens comme ils vont et les choses comme elles arrivent. (…) Les hasards et les vies que nous vivons en aveugle les uns des autres. À nous croiser sans cesse sans nous voir, à nous rêver, à ne pas trop savoir si cette vie est la nôtre. Une musique pour dire ce monde que nous n’avons pas fait, que nous ne faisons qu’habiter et que nous appelons pourtant le nôtre. »


BANDE ORIGINALE DU ROMAN  🎧

PINK FLOYD : Run Like Hell – The Show Must Go On

BUZZCOCKS : I Don’t Know What To Do With My Life – A Different Kind Of Tension – You Say You Don’t Love Me

THE DAMNED : I Just Can’t Be Happy Today – Smash It Up

THE CLASH : London Calling – Revolution Rock – Guns Of Brixton

PUBLIC IMAGE LTD : Memories – No Birds

SEX PISTOLS : The Great Rock n’Roll Swindle – Anarchy In The UK – I Wanna Be Me – God Save The Queen

MARIANNE FAITHFULL : Working Class Hero – Broken English

JOY DIVISION : New Dawn Fades – Disorder – Interzone – She’s Lost Control – Candidate

THE JAM : Private Hell – Thick as Thieves

ADAM AND THE ANTS : Car Trouble – Whip in My Valise – Never Trust a Man

SIOUXSIE AND THE BANSHEES : Helter Skelter – Suburban Relapse

DAVID BOWIE : Look Back in Anger – Boys Keep Swinging

BAUHAUS : In The Flat Field  

THE CURE : Seventeen Seconds

 

 

« IL Y A TANT DE FAÇONS DE SE MONTRER OBSCÈNE »

Par une soirée d’août, Antonia, flânant sur le port de Calvi après un samedi passé à immortaliser les festivités d’un ma­riage sous l’objectif de son appareil photo, croise un groupe de légionnaires parmi lesquels elle reconnaît Dragan, jadis rencontré pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Après des heures d’ardente conversation, la jeune femme, bien qu’épuisée, décide de rejoindre le sud de l’île, où elle réside. Une embardée précipite sa voiture dans un ravin : elle est tuée sur le coup.
L’office funèbre de la défunte sera célébré par un prêtre qui n’est autre que son oncle et parrain, lequel, pour faire rempart à son infinie tristesse, s’est promis de s’en tenir stric­tement aux règles édictées par la liturgie. Mais, dans la four­naise de la petite église, les images déferlent de toutes les mémoires, reconstituant la trajectoire de l’adolescente qui s’est rêvée en photographe, de la jeune fille qui, au milieu des années 1980, s’est jetée dans les bras d’un trop séduisant militant nationaliste avant de se résoudre à travailler pour un quotidien local où le “reportage photographique” ne sem­blait obéir à d’autres fins que celles de perpétuer une collec­tivité insulaire mise à mal par les luttes sanglantes entre clans nationalistes.
C’est lasse de cette vie qu’Antonia, succombant à la tenta­tion de s’inventer une vocation, décide, en 1991, de partir pour l’ex-Yougoslavie, attirée, comme tant d’autres avant elle, dans le champ magnétique de la guerre, cet irreprésentable…

Roman en forme de requiem et d’office de ténèbres, rythmé chapitre après chapitre par la liturgie des funérailles de son héroïne, le nouvel opus de Jérôme Ferrari est à la fois sombre, profond et éblouissant de beauté.

Le récit s’ouvre sur le décès d’Antonia, survenu au détour d’une route de montagne corse alors qu’elle revenait d’un mariage où elle était allée en tant que photographe. Le prêtre qui officie pour la messe de funérailles est le parrain d’Antonia, dévasté par le chagrin, balançant entre les obligations liturgiques et les souvenirs qui se bousculent dans son esprit. Et le roman suit les méandres de ses pensées, la progression chaotique de son homélie, mêlant le destin d’Antonia, une chronique de la Corse et une histoire singulière et saisissante de la photographie de guerre au XXème siècle.

Comme toujours dans les romans de Ferrari, la Corse n’est pas un simple décor ou un prétexte. Elle est le cadre d’une tragédie prévisible et parfois dérisoire dans lequel évolue les personnages : Antonia, bien sûr, mais aussi les adolescents avec qui elle a grandi et qui, sans surprise, vont rejoindre les rangs du FLNC, obsédés par l’envie de jouer avec des armes et la tentation de se donner un air viril. La jeune fille se plie d’abord à la tradition, devenant la compagne d’un combattant qui alterne séjours en prison et réunions avec le groupe. Mais très vite cet horizon limité, cette vie d’attente et son travail de photographe pour un journal local ne lui suffisent plus. Elle a envie, besoin, de se confronter à d’autres événements, à d’autres personnes, à d’autres paysages. « Elle était tout à fait libre, et le fait que cette évidence ne lui apparaisse que maintenant montrait à quel point son intellect et sa volonté avaient fini par s’engourdir à force de médiocrité, de renoncement et de routine. »

Au début du mois de novembre 1991, elle part pour la Yougoslavie. Pour « photographier la guerre, garder la trace de ce qui se passe ici. (…) Pour vivre une autre vie que la sienne. » Ce qu’elle voit, ce qu’elle vit, ne ressemble évidemment pas du tout à un film. C’est à la fois de l’ordre de l’indicible et de l’in-montrable. Elle sait que « certaines choses doivent demeurer cachées. » Et que « plusieurs des photos qu’elle a prises seraient, quoi qu’il en soit, condamnées à le demeurer parce qu’elles sont sans doute insoutenables. (…) D’autres sont moins explicites mais tout aussi obscènes. Elles ne montrent rien mais ce qu’elles suggèrent est très clair et, dans un sens, c’est encore pire. Toutes ces précautions, les subtilités de cadrage, la bonne conscience du hors-champ, les répugnantes pudeurs, la jouissance. Il y a tant de façons de se montrer obscène. Elle ne développera pas les pellicules. »

La photographie, le photoreportage, et la puissance de l’image sont des thèmes déployés en filigrane tout au long du roman depuis l’invasion de la Libye par l’Italie à l’aube du XXème siècle jusqu’à la guerre de Yougoslavie dans les années 90, à travers les clichés qui ont marqué le siècle, qui ont choqué, interpelé, dérangé les consciences et les regards, ces « photos qui ne devraient pas exister » : les quatorze condamnés arabes pendus à Tripoli, photographiés par Gaston Chérau ; un soldat agonisant à Corfou, par Rista Marjanovic ; l’enfant africain famélique et le vautour, par Kevin Carter ; les combattants serbes par Ron Haviv…

Et vient alors la question, la seule peut-être qui compte : ces photos qui ne devraient pas exister ne sont-elles pas les seules qui vaillent, alors même qu’elles ne « servent » à rien, alors même qu’elles n’ont pas le pouvoir de changer le cours des événements ? « La photographie ne dit rien de l’éternité, elle se complait dans l’éphémère, atteste de l’irréversible et renvoie tout au néant. » Elles ne font finalement que susciter« le choc inutile et éphémère de l’horreur et de la compassion », entre fascination et répulsion.

Douloureusement, violemment et magnifiquement, le roman de Jérôme Ferrari interroge le pouvoir et l’impuissance des images, les liens entre la photographie, le réel et la mort, nous fait prendre conscience de « l’inéluctable défaite des hommes« . Et parvient, sans une seule illustration, à nous donner à voir les photos dont il parle comme si nous les avions sous les yeux, par la seule puissance évocatrice de son écriture.

« La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe. »


Jérôme Ferrari a reçu le Prix Littéraire du Monde le 5 septembre 2018 pour À son image.

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RÉVISER NOS VIES ENTIÈRES

Neuf ans après L’homme qui m’aimait tout bas, roman consacré à son père d’adoption, et sept ans après Questions à mon père qui s’adressait à son père biologique, Éric Fottorino part à la rencontre de sa mère. Ou plutôt se lance sur les traces d’une inconnue : la jeune fille de dix-sept ans qui l’a mis au monde, qu’il a souvent appelée par son prénom plutôt que maman et qui lui est aussi intime qu’étrangère…

« C’était plus obscur, de l’ordre du non-dit : j’étais le survivant d’une histoire trouble qui nous avait séparés, une histoire douloureuse oubliée à dessein. […] Mais que savais-je de l’esprit de maman ? Quand je la voyais, je retombais dans un marécage de tristesse et de mélancolie. Mes peurs revenaient malgré moi. Éternel gamin inquiet d’être oublié à la sortie de l’école. Tout exaspérait ma mère. La vie qui lui avait échappé, ses espoirs déçus, ses désirs inassouvis, les œuvres qu’elle n’avait pas créées, les occasions perdues, sa solitude à crever. Elle s’agaçait de son âge, du fait qu’il était trop tard pour recommencer à zéro, qu’il était trop tard pour tout et d’abord pour être heureux, en paix avec elle-même, avec les ombres et les morts. Avec les vivants aussi. »

Le roman s’ouvre sur un coup de théâtre. Le narrateur et ses deux frères ont été conviés par leur mère, en ce dimanche de décembre, à un déjeuner. Un déjeuner de famille, au cours duquel elle va leur faire une révélation qui va bousculer à jamais leurs vies. « Ce déjeuner, c’était Waterloo« …

Suit la confession, bouleversante, douloureuse, dévastatrice de Lina :  » ‘Le 10 janvier 1963, j’ai mis au monde une petite fille. On me l’a enlevée aussitôt. Je n’ai pas pu la serrer contre moi. Je ne me souviens même pas de l’avoir vue. D’avoir vu d’elle le moindre détail. Elle n’est pas rentrée dans mes yeux. […] Je n’ai gardé de cette petite aucune image, rien qu’un vide immense. Irréparable et désespérant. Je pourrais douter que ce moment a vraiment existé. La seule chose qui m’est restée, c’est la violence.’ Chaque phrase était un arrachement. Une souffrance emplie de soupirs, de silences. […] Notre mère ne nous a pas laissé le temps de réfléchir. Il fallait l’écouter. Écouter sa douleur, ces paroles qui faisaient irruption dans la salle à manger par-dessus la paella refroidie. »

Le petit Éric avait alors 3 ans. De cette période il n’a aucun souvenir si ce n’est l’image confuse d’un « ange au regard très doux« , « un ange avec la tête du mensonge » auprès duquel sa grand-mère l’avait emmené… Une grand-mère qui, avec l’aide efficace des bons pères et des bonnes sœurs, a pris les choses en main pour que l’enfant soit adoptée sans délai et sans l’avis de la jeune mère. Lina « n’avait pas le droit de vouloir quoi que ce soit« .

Les deux frères du narrateur entourent leur mère, la consolent, la réconfortent. Lui ressent les choses comme à distance, « de façon assourdie et lointaine« .

« J’aurais voulu pleurer, la consoler, dire à Lina que je l’aimais. C’était le moment. Je n’ai pas pu. Il aurait fallu que je me force. Moi, son grand fils, j’aurais dû m’ériger en réparateur de la douleur maternelle, en redresseur de torts. C’est le contraire qui s’était passé. Ma mère nous avait raconté une scène de torture et je l’avais observée sans ciller, impuissante à l’aider. Elle était un personnage sans réalité, condamné d’avance. L’Église avait agi pour le bien de l’enfant. J’accordais les circonstances atténuantes à ma grand-mère disparue, à mes pères défaillants. Lina souffrait. Je n’avais pas mal. Pour que je sois ce fils, quelle mère avait-elle été ?[…] Ma vision de Lina vacillait. Il faudrait réviser les silences, réviser les absences. Réviser nos vies entières. »

Pour réviser les silences et les absences, pour « rembobiner le temps » et aller « au plus profond de l’oubli« , Éric plaque tout et s’envole pour Nice. La ville où il est né, cinquante-huit ans auparavant. Essayer de retrouver les lieux, de mettre ses pas dans ceux de sa maman de dix-sept ans, de se confronter aux fantômes d’alors. Essayer de comprendre, sans juger. Laisser venir le chagrin et les larmes, enfin. « Un chagrin muet, sans histoire et sans visage. Un chagrin qui ne prévient pas. Il a fait son lit à l’intérieur de moi, a troublé tant de mes nuits. Pas à cause du bruit mais du silence qu’il a creusé dans les galeries de mon être. Parfois, pourtant, j’entends un cri. Ce cri a plus de cinquante ans. Il traverse ma vie comme la balle d’un silencieux. Je suis le seul à l’entendre. »  

Récit de quête des origines, Dix-sept ans est un roman de mise en abyme familiale. Creusant de livre en livre la question de la filiation, de sa filiation, Éric Fottorino interroge l’abandon comme une malédiction qui se reproduirait de génération en génération : Lina, abandonné par son père puis reniée par sa mère ; Éric, non reconnu par son père Moshé puis adopté par Michel. L’histoire semble se répéter, douloureuse : « être abandonné, avoir abandonné, qui peut dire ce qui fait le plus mal ? »

Ce récit est aussi celui des secrets de famille, des non-dits, de ces « silences trop bien gardés (qui) sont comme des cartouches dans un stylo d’enfant. Quand ils éclatent, une encre sombre s’écoule et ça ressemble à du sang. » Et celui des retrouvailles entre une mère et son fils, celui-ci comprenant, en mettant ses pas dans ceux de la jeune fille de 17 ans, pourquoi ils se sont à ce point manqués, toute leur vie. À cause de l’absente sur la photo. À cause de la blessure impossible à refermer. À cause du manque que rien, jamais, ne pourra combler.

Bien que livrant un récit profondément personnel et intime, Éric Fottorino le fait avec toute la pudeur et la sensibilité du romancier qui sait subtilement dévoiler ou masquer ce qu’il souhaite. Il nous offre ainsi un roman aussi bouleversant que lumineux qui nous incite, quelle que soit notre histoire familiale, à « essayer des manières plus douces de s’aimer.« 

ANTI MANUEL D’ÉCRITURE

Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre du livre de Colum McCann, Lettres à un jeune auteur est tout sauf le manuel du parfait écrivain à succès. Sans doute parce que, comme le disait Somerset Maughan : « Il y a trois règles à respecter pour écrire un roman. Malheureusement, personne ne les connait. »

Partant de ce principe, Colum McCann se montre sincère et humble dès la préface de son ouvrage : « Je comprends bien ce qu’il y a de vain à vouloir disséquer ce qui reste malgré tout un procédé mystérieux« . Reprenant ce qu’il enseigne dans les cours d’écriture créative qu’il donne au Hunter College de New York, il nous indique d’emblée que « ce livre n’est pas un « guide pratique »(…) plutôt une voix qui chuchote lors d’une promenade au parc (…), un mot à l’oreille d’un jeune auteur« . Pas de recette miracle, pas de précepte dogmatique, pas d’injonctions assénées donc, pas vraiment de conseils techniques non plus, plutôt un accompagnement amical, encourageant mais honnête assuré sur un ton familier, percutant et direct, qui n’omet rien ni des joies ni des difficultés de l’écriture et qui s’applique surtout à balayer les doutes et tous les autres faux prétextes menant au renoncement – la peur d’échouer étant pour McCann la raison la moins recevable.

Un seul impératif : « Écris« . Et une seule voie : la discipline, indispensable à l’écrivain. « Pour écrire, il faut l’assurance d’un athlète : exercer son esprit, le former à la possibilité de l’échec » en ayant toujours en tête la devise de Samuel Beckett : « Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. »

Et pour conjurer tout risque de découragement et de renoncement, l’auteur suggère quelques pistes : moins penser à soi, aux critiques et davantage au lecteur. « Injurier la défaite complaisante ». Ne pas hésiter à jeter ce qui est mauvais. Se laisser mener par son histoire et ses personnages. Faire des recherches – et pas seulement sur Google…! – Voyager, découvrir, rencontrer. Noter ses idées, tout le temps, partout. Observer. Travailler ses phrases en les lisant à voix haute (le « gueuloir » de Flaubert reste indispensable). Construire son roman comme une maison. Lire, lire, lire. Ne jamais oublier qu’écrire, c’est distraire. Ne pas s’épancher sur soi… [Que l’on aimerait, à la lecture de certains romans, que ces conseils soient largement diffusés, affichés, distribués pas seulement dans des ateliers d’écriture mais dans les maisons d’édition…]

Mais si la lecture est avant tout présentée comme un divertissement, elle n’en est pas moins, ainsi que l’écriture, un acte politique fort et essentiel :  « N’oublie pas qu’écrire est l’expression d’une parole libre contre le pouvoir. Une forme d’engagement non violent, de désobéissance civile. Il faut se placer à l’écart de la société, se préserver de toute intimidation, contrainte, coercition, cruauté. Partout où le pouvoir s’efforce de simplifier, restitue la complexité. Partout où il donne des leçons de morale, exerce ton esprit critique […] Nous devons comprendre que la langue est un pouvoir, même si le pouvoir s’échine à nous le confisquer. »

Et si la langue est un pouvoir, c’est dire l’importance du style, des mots, de la phrase plus encore que de l’intrigue ou du message que l’on voudrait faire passer. « N’importe qui peut raconter une grande histoire ; mais tout le monde ne chuchotera pas à ton oreille un souffle de beauté« …

Trouver les mots pour dire le monde. Et pour le modifier, un tant soit peu. Car « la littérature nous rappelle que la vie n’est pas déjà écrite« .


Je ne résiste pas au plaisir de citer longuement ce chapitre intitulé « Brise le miroir » (qui m’a réjouie tout autant que l’ironie de Pennac au sujet des écrivains de « vérité vraie »). Puisse-t-il inspirer écrivains, éditeurs et critiques…

« Arrête de t’épancher sur toi. N’emprunte rien à la vie de tes amis. Ne décris pas les malheurs de ton père. Le corps de ta compagne ne doit pas renseigner une cartographie littéraire. Ni la névrose de ton copain grossir un paragraphe de plus. Ne prélève pas d’événements dans ce que certains appellent la réalité pour les transcrire sur la page. Il n’y a rien d’héroïque à déshabiller devant toi tes amis ou ta famille, même à des fins littéraires.
Si tu écris un roman, sors de ta tête et pars explorer le vaste monde. Invente les névroses, invente la cartographie, invente les malheurs. Engendre un autre père dans lequel implanter le tien. Change son nom, son visage. Change de période, modifie le temps qu’il fait. Ce sera un soulagement. Ton père renaîtra entier, vivant, mais il sera méconnaissable. Il vivra dans un corps neuf, en toute liberté, et gagnera sans doute en profondeur. Comme ta propre vie. (…)
Peut-être te crois-tu plus important que tu ne l’es réellement. Mais à quoi bon piocher dans ta famille quand tu as le pouvoir d’en créer une seconde, à côté de la tienne ?
Et ne te figure pas – même dans la fiction – que, une fois écrite, une chose tiendra lieu de vérité pour la seule raison qu’elle s’est produite. Cela ne fonctionne pas. Cela doit se passer sur la page. Avec du rythme. Du style. (…)
Toute littérature est oeuvre d’imagination. Se crée à partir de ce terreau-là. Même ce que l’on appelle ‘les oeuvres non romanesques’. En définitive, l’imagination construit une forme de mémoire. Sers-t’en. Ce que je veux dire ici, c’est qu’exercer sa liberté est une obligation morale. Il ne s’agit pas seulement de ce qu’il faut éviter, mais d’une vérité plus profonde à l’intérieur de toi, que tu n’as peut-être pas encore discernée.
Crois-moi, si tu te préoccupes d’autre chose que de toi-même, tu seras libéré. Tout ce que tu sais trouvera sa place dans tout ce que tu imagines. Tes personnages paraîtront bien plus vrais lorsqu’ils résulteront librement d’un acte créatif.
Si tu réussis à t’écarter de toi, tu auras accompli une chose, et ce n’est pas le moindre des paradoxes : c’est toi que tu auras représenté.
Cela dit, prends la plume et recrée la vie« 

Image associéeColum McCann est né en 1965 à Dublin et vit aujourd’hui à New York. À dix-neuf ans, il quitte l’Irlande pour les États-Unis, où il exercera divers métiers – chauffeur de taxi, professeur, guide de randonnée, journaliste et reporter. Lauréat des prestigieux prix de littérature irlandaise Hennessy (1992) et Rooney (1994) pour ses nouvelles, il est l’auteur de deux recueils : La Rivière de l’exil  et Ailleurs, en ce pays, et de cinq romans : Le Chant du coyote, Les Saisons de la nuit , Danseur, Zoli et Et que le vaste monde poursuive sa course folle – Prix littéraire du Festival du Cinéma américain de Deauville, élu Meilleur livre de l’année par le magazine Lire et lauréat du prestigieux National Book Award, et Transatlantic (Belfond, 2104). Ces Lettres à un jeune auteur constituent sa première incursion dans la non-fiction.
Il est aussi le maître d’œuvre d’Être un homme (Belfond, 2014), qui rassemble soixante-quinze textes d’auteurs majeurs de la scène internationale pour son association, Narrative 4.

 

« ON NE VA TOUT DE MÊME PAS AJOUTER À L’ENTROPIE… »

« Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. J’ai perdu le bonheur de sa compagnie, la gratuité de son affection, la sérénité de ses jugements, la complicité de son humour, la paix. J’ai perdu ce qui restait de douceur au monde. Mais qui ai-je perdu ? »


Toute la délicatesse, toute la subtilité, toute la pudeur de l’écrivain sont résumées dans ces quelques lignes. A une époque où les déballages familiaux, conjugaux et intimes sont à la mode dans les innombrables autofictions (ego-fictions ?) qui envahissent les librairies, le récit de Daniel Pennac se distingue par son originalité, son style et sa retenue. Aucun pathos dans ce texte, aucune recherche d’idéalisation, aucune promesse d’immortalité pour ce frère disparu mais un portrait en creux et en miroir à travers un personnage mythique de la littérature : Bartleby.

« Le désir de monter au théâtre le Bartleby de Melville m’est venu un jour que je pensais à mon frère Bernard. (…) Il était mort depuis seize mois. (…) Seize mois plus tard il manquait encore quotidiennement. Mais il s’invitait souvent. Avec tact, je dois dire. Il s’installait discrètement en moi. Mon cœur n’accusait plus le coup. Les larmes ne me venaient plus. Mon frère débarquait à brûle-pourpoint et mon chagrin avait cessé de le rejeter. L’émotion se faisait accueillante. Je l’acceptais en l’état. Je constatais sa présence parce qu’une bagnole me doublait à toute allure sur l’autoroute du Sud. Cette flamme qui le frôle, ce point rouge si vite à l’horizon, l’écho tenace de l’échappement, je venais d’être doublé par l’exact contraire de mon frère. C’est à cet instant précis que m’est venu le désir de relire le Bartleby de Melville, de le monter au théâtre et de le jouer. Un de mes regrets – mais bien sûr, ça ne veut rien dire – c’est que Bernard n’ait pas vu le spectacle. « Bartleby… En voilà un qui n’ajoutait pas à l’entropie. »C’est ce qu’il m’aurait dit, à coup sûr. »

Dès lors, les chapitres alternent et se répondent : le texte de Bartleby le Scribe, de Melville – plus exactement le découpage tel que Pennac l’a fait pour le théâtre ; les anecdotes personnelles, les souvenirs d’enfance, les derniers moments partagés ; l’analyse du texte de Melville, ses résonances actuelles et le récit des soirées au théâtre.

Ainsi se dessine en filigrane le portrait d’un frère que l’on devine à la fois drôle et triste, solitaire et affectueux, doué et discret. Il fut « le fils préféré » de la famille – et « c’était lourd« .

« Il n’ajouta pas grand-chose, me laissant le soin de soupeser le fardeau de l’idéalisation. Chacun de nous à notre façon l’avait installé à une hauteur dont il aurait bien aimé descendre, mais comment faire ? Son extrême gentillesse, sa serviabilité, son calme, sa discrétion, son refus de dramatiser, sa lucidité, son attention, son ironie douce avaient fait de lui la référence implicite des uns et des autres. » Et surtout cet humour plein de finesse, qui masque, comme souvent, une tristesse profonde et des fêlures jamais exprimées. Les Pennac étaient « une tribu close sur elle-même où rien, jamais, ne se disait d’intime, où l’on faisait de l’esprit pour n’avoir ni à parler de soi ni à s’inquiéter réellement de l’autre, une tribu dont l’harmonie faisait l’admiration des collatéraux et des visiteurs mais dont chaque membre, séparément, tournait dans la cage de sa solitude. Extrême dignité du père ? Timidité congénitale ? Pudeur ? Affaire d’époque, d’éducation, de tempéraments ? Nous ne parlions qu’autour de ce qu’il y avait à dire. Souvent en commentant les livres que nous lisions. La Littérature nous servait de camp retranché. »

Devenu écrivain, Daniel ne déroge pas à ce principe familial : ce n’est qu’à travers Bartleby qu’il évoque Bernard, leurs silences disent davantage que bien des discours mais leur complicité, pour avoir été muette, n’en est pas moins forte. On ressent une pointe de regret, ou tout du moins de tristesse, de ne pas avoir davantage parlé, peut-être. De ne pas avoir mieux décelé, entendu, perçu, les blessures intimes de ce frère à la fois si proche et si secret. De ne pas avoir davantage écouté les mots de cet homme qui n’avait rien à dire…

La première impulsion de l’écrivain avait été, quelques semaines après la mort de son frère, d’écrire sur lui « histoire de (se) reprendre en main« . Mais « nos souvenirs sont des sensations » et la mémoire du romancier s’est refusé alors à ce genre de prétexte d’écriture – pas suffisant pour écrire un livre, tant il est vrai que la littérature n’est pas d’abord faite pour réparer, guérir, combler quoi que ce soit. Pennac évite cet écueil qui souvent plombe les récits personnels pour nous offrir un portrait vivant, nuancé et sensible.

« Vivre, ce n’est pas la moindre des choses. »disait Bernard à son frère, et il avait raison.  Heureusement, la littérature est là pour nous y aider.


En refermant le livre de Daniel Pennac, on se précipite, bien évidemment, sur celui de Melville :

Bartleby

 

PRESQUE LA FIN DU MONDE

Rien n’est plus comme avant : le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au cœur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.


Paru en 1996 aux États-Unis, traduit et édité seulement en 2017 en France par les formidables Éditions Gallmeister, le livre de Jean Hegland a immédiatement et très justement rencontré un énorme succès. Classé dans la catégorie des grands romans d’anticipation et dystopies – qui reviennent dans les meilleures ventes depuis l’élection de Trump, à l’image de Farenheit 451ou 1984 –, Dans la forêt présente la particularité d’associer l’horreur la plus sombre à une espérance lumineuse et presque féérique incarnée par les personnalités superbes et contrastées des deux héroïnes.

Le roman raconte la survie d’une famille américaine totalement isolée dans un pays dévasté suite à une catastrophe politique non détaillée mais clairement apocalyptique, tout disparaissant peu à peu – électricité, essence, vivres, humains… Dans ce décor de fin du monde, la maison dans la forêt apparait comme le dernier refuge pour les deux sœurs qui y ont toujours vécu à l’écart du monde, comme le voulaient leurs parents, l’une investie corps et âme dans la danse, l’autre plongée dans les livres de la bibliothèque. Sauf que ce n’est plus le havre de paix d’avant les catastrophes. Les deux parents décèdent. Les informations ne parviennent plus que par bribes et avec retard. L’électricité ne fonctionne plus, laissant Nell l’intellectuelle sans ordinateur et Eva la danseuse sans musique. Les deux intrusions masculines dans cette vie recluse n’apportent ni secours ni espoir mais, indirectement et brutalement, vont bouleverser la vie des deux jeunes filles.

Dans ce décor de désolation et d’hécatombe, tout pourrait n’être qu’horreur, angoisse et accablement. Mais c’est là que l’imagination prend le pouvoir – celle de l’auteure et à travers elle, celles de ses héroïnes. Pour survivre sur le plan matériel, bien sûr, en plantant des graines, en économisant les ressources, en s’exerçant à tirer à la carabine pour tuer un sanglier. Mais aussi pour survivre sur le plan psychologique en faisant de petits plaisirs minuscules des joies inattendues : un simple sachet de thé, le souvenir d’une musique, un cahier d’écolière encore vierge, les indispensables bocaux faits par leur père…

L’incroyable puissance du roman tient à la fois au talent de l’auteure à faire surgir la force, le courage et la beauté de ses héroïnes aux instants les plus sombres et à son art de créer de l’imprévu et des rebondissements. Le lecteur est happé de bout en bout par le suspense et le destin des deux sœurs, qui nous rappellent que l’on peut toujours « créer de nouvelles histoires, découvrir de nouveaux savoirs qui nous maintiendraient en vie« …

D’AUTRES VIES QUE LA MIENNE

 

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Trois femmes, trois vies, trois continents. Une même soif de liberté.

Inde.Smita est une Intouchable. Elle rêve de voir sa fille échapper à sa condition misérable et entrer à l’école.

Sicile.Giulia travaille dans l’atelier de son père. Lorsqu’il est victime d’un accident, elle découvre que l’entreprise familiale est ruinée.

Canada.Sarah, avocate réputée, va être promue à la tête de son cabinet quand elle apprend qu’elle est gravement malade.

 Liées sans le savoir par ce qu’elles ont de plus intime et de plus singulier, Smita, Giulia et Sarah refusent le sort qui leur est réservé et décident de se battre. Vibrantes d’humanité, leurs histoires tissent une tresse d’espoir et de solidarité.


Qu’elles sont belles, fortes et inspirantes, les héroïnes du roman de Laëtitia Colombani ! En quelque deux cents pages d’une écriture simple, fluide, rythmée, l’auteure nous offre un récit riche qui donne l’envie de parcourir le monde et le courage de se battre toujours davantage pour les droits des femmes. En lisant, en découvrant les destins de ces femmes, ce sont tous les combats inhérents à la condition féminine qui sont mis en lumière avec une subtilité et une humanité plus porteuses et plus convaincantes que bien des manifestes : la condition des femmes en Inde selon leur caste, celle des ouvrières en Italie – ou ailleurs –, les discriminations, les pressions, le plafond de verre si difficile à casser, le rapport à la féminité et à la maladie… Des thèmes essentiels et universels qui traversent ce roman bouleversant, incarnés par ces trois femmes combattives, superbes, unies à travers le monde par un fil invisible qui tend le récit de bout en bout.

La voix de Smita ouvre le livre. Sans doute la voix la plus troublante et la plus tragique, tant son destin apparait inconcevable à nos esprits occidentaux. Comment imaginer qu’au XXIème siècle perdure encore un tel système de castes aussi indigne et inhumain ? On se prend à rêver que des millions de Smita et de Lalita se dressent et se battent pour conquérir elles aussi leur liberté.

Vient ensuite Giulia, enfermée elle aussi dans un système très établi, très codifié, non de caste mais de classe, sans oublier le patriarcat qui relègue les femmes au rang d’ouvrières ou de filles à marier. Jusqu’au jour où le hasard d’une rencontre et des événements fait voler en éclat la hiérarchie familiale et sociale.

Enfin Sarah, la businesswoman, la brillante avocate nord-américaine à qui tout réussit et rien ne résiste. Sauf le cancer…

En bonne scénariste et réalisatrice, Laëtitia Colombani construit et maîtrise son récit impeccablement et parvient à nouer une intrigue qui nous emporte, gorge serrée et cœur battant jusqu’à la dernière page. Les destins des trois héroïnes s’entremêlent en une vision optimiste et combattante, l’écriture et la force du propos évitant à la fois tout pathos, toute mièvrerie et toute désespérance. On aurait juste aimé que les destins soient davantage développés, creusés, approfondis tant on s’attache à ces trois femmes puissantes et émouvantes.


Laëtitia Colombani est scénariste, réalisatrice et comédienne. Elle a écrit et réalisé deux longs-métrages (À la folie…pas du tout et Mes stars et moi). Elle écrit aussi pour le théâtre. La Tresse est son premier roman. Il a été traduit dans 28 langues et est en cours d’adaptation cinématographique par l’auteure elle-même.

LA LITTÉRATURE, C’EST LE CHAGRIN DOMINÉ PAR LA GRAMMAIRE

J1

Au revoir et merci, Monsieur D’Ormesson.

C’était vraiment bien, la vie, selon vous et avec vous. Vos pétillants yeux bleus, votre voix, votre bel esprit, votre gaieté, vont nous manquer. Heureusement, vous nous laissez de merveilleuses pages pleines de plaisirs et de beauté, rayonnantes du soleil de Méditerranée, porteuses d’envie de voyages à Venise, Capri et dans les îles grecques, d’escapades en cabriolet et de bains de mer, pétries d’érudition joyeuse, emplies de toutes les petites choses futiles et essentielles qui font la vie belle, même lorsque c’est une fête en larmes…

Au revoir, Monsieur D’Ormesson. Et merci. Pour tout.

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